Thalès de Milet et l’Éveil de la Pensée Scientifique Occidentale : Héritages de Kemet et Récits d’une Transmission

Thales of Miletus and the Rise of Western Scientific Thought: The Legacy of Kemet and the Histories of Transmission

Auteur : Dr. Claude Ahouangninou, Maître de Recherche à IIRDD/Canada
Email : claude.ahouangninou@iirdd.ca /cahoun83@yahoo.fr 

Pour citer cet article : Ahouangninou, C. (2025). Thalès de Milet et l'Éveil de la Pensée Scientifique Occidentale : Héritages de Kemet et Récits d'une Transmission, IIRDD, Canada, Juin, 10p. www.iirdd.ca

Résumé

Cet article propose une relecture critique de la figure de Thalès de Milet à la lumière des traditions savantes de l’Égypte antique (Kemet). En s’appuyant sur des sources antiques et des travaux modernes en égyptologie, en histoire des sciences et en épistémologie critique, l’étude démontre que Thalès ne fut pas un inventeur isolé, mais un médiateur culturel ayant reçu une formation auprès des prêtres égyptiens. Les savoirs en géométrie, en astronomie et en cosmologie qu’il aurait transmis à la Grèce trouvent leurs origines dans un système intellectuel africain ancien, structuré et symboliquement articulé. Cette analyse vise à dépasser le récit eurocentré de la naissance de la rationalité scientifique en reconstituant les dynamiques de transmission interculturelle qui traversent l’espace méditerranéen antique. Elle s’inscrit dans une démarche de justice cognitive et plaide pour une histoire pluraliste des sciences, ouverte aux apports des civilisations africaines.

Mots-clés : Thalès de Milet, Kemet (Égypte antique), Transmission des savoirs, Histoire des sciences, Justice cognitive

Abstract

This article offers a critical reassessment of the figure of Thales of Miletus in light of the scholarly traditions of ancient Egypt (Kemet). Drawing on ancient sources as well as modern works in Egyptology, the history of science, and critical epistemology, the study demonstrates that Thales was not an isolated inventor, but rather a cultural mediator who received training from Egyptian priests. The knowledge in geometry, astronomy, and cosmology that he is said to have transmitted to Greece has its roots in an ancient African intellectual system, structured and symbolically articulated. This analysis aims to move beyond the Eurocentric narrative of the birth of scientific rationality by reconstructing the intercultural dynamics of knowledge transmission across the ancient Mediterranean. It is part of a broader pursuit of cognitive justice and advocates for a pluralistic history of science that recognizes the contributions of African civilizations.

Keywords

Thales of Miletus, Kemet (Ancient Egypt), Knowledge transmission, History of science, Cognitive justice

1. Introduction

Thalès de Milet (vers 625 av. J.-C. – vers 547 av. J.-C.) est communément présenté comme l’un des fondateurs de la pensée rationnelle en Occident. À la croisée des mathématiques, de l’astronomie et de la philosophie naturelle, il incarne, dans l’historiographie classique, la rupture entre les explications mythologiques et les premières tentatives d’explication logique et naturaliste du monde. Cette figure inaugurale a longtemps été investie d’un statut quasi prométhéen : celui d’un penseur grec ayant, seul, fait naître la science par le seul pouvoir de la raison.

Or, cette vision linéaire et autocentrée mérite aujourd’hui d’être sérieusement interrogée. Une relecture des sources antiques (Diogène Laërce, Proclus, Hérodote, Eudème de Rhodes), confrontée aux travaux modernes en histoire des sciences et en épistémologie critique, permet de reconstruire une généalogie plus complexe, plus interculturelle et plus fidèle aux dynamiques réelles de transmission des savoirs (Diogène Laërce, 1965 ; Proclus, 1998 ; Hérodote, 2000). De nombreux témoignages indiquent que Thalès aurait voyagé en Égypte antique (Kemet), où il se serait formé auprès des prêtres dans les domaines de la géométrie, de l’astronomie et de la cosmologie. Ces éléments convergent vers l’hypothèse d’un apprentissage structuré dans un foyer africain ancien de savoirs rationnels, que Thalès aurait ensuite reformulé et transposé dans le contexte ionien.

Cette transmission n’a rien d’hypothétique ou de mythique. Les travaux du mathématicien et historien Otto Neugebauer, ainsi que ceux de Marshall Clagett, ont largement documenté la richesse et l’antériorité des sciences exactes en Égypte ancienne (Neugebauer, 1957 ; Clagett, 1989). Les textes comme le Papyrus Rhind, les relevés astronomiques et les dispositifs architecturaux orientés selon des calculs célestes attestent d’une maîtrise empirique et conceptuelle de phénomènes que les Grecs ne feront que systématiser plus tard. Ces résultats renforcent les thèses de penseurs comme Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga ou George G. M. James, qui ont souligné l’effacement des filiations africaines dans les récits de la modernité occidentale (Diop, 1981 ; Obenga, 2009 ; James, 2014).

Ce travail se propose de revisiter la figure de Thalès sous un angle critique et décentré. Il s’inscrit dans une démarche de justice épistémologique qui vise à réinscrire l’Afrique ancienne dans la carte mondiale des sources de rationalité. À travers l’étude de sa formation à Kemet, de son usage de la géométrie, de ses observations astronomiques et de sa conception cosmologique, il s’agira de montrer que Thalès n’est pas le point de départ absolu de la science, mais l’un de ses transmetteurs, le relais grec d’une tradition savante antérieure, dont l’origine doit être reconstituée dans les temples et écoles spirituelles de l’Afrique nilotique.

2. Méthodologie

Ce travail s’appuie sur une démarche interdisciplinaire croisant l’histoire des sciences, l’égyptologie, la philosophie antique et l’épistémologie critique. Il mobilise à la fois des sources primaires (Plutarque, 2003 ; Proclus, 1998 ; Hérodote, 2000 ; Diogène Laërce, 1965) et des études modernes ou contemporaines (Clagett, 1989 ; Neugebauer, 1957 ; Diop, 1981 ; Obenga, 2009 ; James, 2014), afin d’interroger la généalogie des savoirs attribués à Thalès de Milet.

L’analyse repose sur une lecture croisée des traditions savantes africaines (notamment kémites) et grecques, en mobilisant les outils de la critique historiographique et les apports de la pensée décoloniale. Les sources égyptiennes, bien que souvent indirectes, sont examinées à partir de documents reconnus comme le Papyrus Rhind, les corpus cosmologiques et les témoignages grecs eux-mêmes qui mentionnent les séjours de philosophes grecs en Égypte.

Cette méthodologie entend déconstruire les récits eurocentriques qui présentent la Grèce comme foyer unique de la rationalité scientifique, au profit d’une relecture fondée sur la transmission interculturelle des savoirs, notamment depuis Kemet, que nous considérons ici non comme un simple réservoir de données, mais comme un centre intellectuel organisé, doté de structures pédagogiques, de traditions théoriques et d’une épistémologie propre.

3. Les maîtres de Thalès : une formation savante à Kemet

De nombreuses sources de l’Antiquité affirment que Thalès de Milet aurait voyagé en Égypte antique (Kemet) pour y recevoir une formation auprès des prêtres égyptiens. Diogène Laërce (1965) rapporte que Thalès « séjourna en Égypte et y s'instruisit de la géométrie auprès des prêtres » (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre I). Hérodote (2000), dans Les Histoires (II, 109), souligne l’extrême ancienneté des connaissances égyptiennes, qu’il considère comme le fondement de nombreux savoirs grecs. Ces affirmations ne relèvent pas du mythe : elles sont corroborées par l’ensemble des traditions anciennes qui font de Kemet un foyer central des sciences sacrées, du calcul, de l’observation céleste et de l’architecture monumentale.

Les prêtres égyptiens (les hm-ntr, « serviteurs du dieu »), regroupés dans des centres savants comme Héliopolis (Iounou), Memphis (Men-Nefer), Thèbes (Waset), Hermopolis (Khmunu) et Elephantine (Abou) formaient depuis des siècles des scribes et des initiés à des disciplines diverses : arithmétique, géométrie appliquée, cosmologie, astronomie, médecine, art du temps et orientation des édifices. Cette formation, à la fois empirique et symbolique, visait à aligner l’action humaine avec les principes de Maât, l’ordre cosmique. Le caractère savant et structuré de ces enseignements a été démontré par plusieurs égyptologues contemporains.

Marshall Clagett, dans son ouvrage de référence Ancient Egyptian Science (Clagett, 1989), montre que l’Égypte possédait dès l’Ancien Empire un savoir mathématique sophistiqué, notamment en matière de géométrie pratique, de proportions et de calculs architecturaux. Il souligne que la géométrie égyptienne, bien qu’exprimée dans un langage non déductif, repose sur des procédures rigoureuses, transmises dans des milieux sacerdotaux hautement spécialisés. De même, Neugebauer (1957), dans The Exact Sciences in Antiquity, démontre que les Égyptiens maîtrisaient des techniques avancées d’observation astronomique, notamment la prévision des cycles lunaires, l’usage de l’étoile Sothis (Sirius) pour le calendrier, et la division du ciel en décans, fondement d’un temps cosmique structuré.

Il devient ainsi historiquement plausible de considérer que Thalès, lors de son séjour à Kemet, a reçu une initiation à ces savoirs. Son intérêt pour les phénomènes célestes, la géométrie des ombres, ou encore la mesure du temps, trouve un parallèle direct avec les enseignements dispensés dans les temples de Kemet. Le philosophe grec ne fit donc pas œuvre d’invention ex nihilo, mais de réception, de transposition et d’interprétation locale d’un héritage africain ancien, qu’il adapta aux formes émergentes de la pensée grecque naissante.

Thalès aurait ainsi appris à raisonner non seulement par analogie pratique mais aussi par abstraction symbolique, dans un cadre de pensée où les lois du cosmos n’étaient pas séparées de l’éthique ni de la cosmologie. Selon Diop (1981), les temples de Kemet représentaient non des lieux d’adoration muette, mais de véritables universités antiques, où les savoirs étaient articulés autour d’une vision organique et mathématique du monde.

 4. Le « théorème de Thalès » : attribution, transmission et filiation géométrique

La propriété géométrique connue sous le nom de « théorème de Thalès », selon laquelle une droite parallèle à un côté d’un triangle détermine un second triangle semblable est souvent considérée comme une découverte fondatrice de la géométrie grecque. Plutarque (2003) rapporte, par exemple, que Thalès mesura la hauteur des pyramides en observant le moment où l’ombre de son bâton égalait sa hauteur, une méthode fondée sur la proportionnalité, qui suppose une compréhension géométrique avancée du rapport entre objet, lumière et mesure. Eudème de Rhodes, historien des sciences cité par Proclus (1998), quant à lui, attribue à Thalès, l’introduction en Grèce de la démonstration géométrique. Toutefois, il ne s’agit pas d’une création pure : Thalès est présenté comme le premier à formaliser dans le langage grec une connaissance préexistante, non comme le concepteur absolu du contenu. Le passage d’une géométrie appliquée à une géométrie démonstrative, qui marque une rupture méthodologique, repose ainsi sur un substrat africain antérieur. Cette suposée transformation méthodologique en Grèce illustre non l’origine exclusive de la science en Grèce, mais le rôle essentiel de la médiation interculturelle dans l’histoire des idées.

Il s’agit très vraisemblablement d’un savoir acquis à Kemet, que Thalès aurait contribué à théoriser. Pourtant, une analyse historique et critique de ces attributions suggère plutôt un processus de transmission savante que d’invention ex nihilo. Il est en effet hautement probable que cette connaissance, ainsi que d’autres notions de géométrie élémentaire, ait été acquise par Thalès lors de son séjour à Kemet (Égypte antique), auprès des prêtres égyptiens, et ensuite reformulée dans un langage plus accessible aux Grèques. 

Les Kemtious pratiquaient depuis longtemps des techniques d’arpentage et de géométrie appliquée, notamment pour délimiter les terres après les crues du Nil, orienter les édifices ou concevoir les proportions architecturales. Le Papyrus Rhind (ca. -1650), également appelé Papyrus Ahmès, témoigne de cette tradition. Il présente une série de problèmes de calcul, de fractions, de surfaces et de volumes, utilisés à des fins pratiques mais codifiés selon des règles constantes. Comme le note Neugebauer (1957), ces exercices ne relèvent pas d’une simple routine empirique, mais traduisent une rationalité opératoire, fondée sur l’efficacité, la répétition et une logique implicite. Clagett (1989) ajoute que ces procédés étaient transmis dans un cadre sacerdotal strict, et qu’ils constituaient une science appliquée de haute technicité, bien qu'exprimée dans une forme différente du raisonnement axiomatique grec. 

Certains chercheurs (Diop, 1981 ; James, 2014 ; Obenga, 2009) suggèrent que Thalès, ayant été exposé à ces méthodes, aurait joué un rôle de passeur en les réinterprétant dans un cadre grec, plus abstrait et démonstratif.

Mais, nous postulons qu’il est hautement improbable que Thalès ait fondé ex nihilo une méthode hypothético-déductive en Grèce, dans un contexte sans tradition scientifique structurée. Deux siècles plus tard, des philosophes et intellectuels étaient encore persécutés en Grèce antique. Les éléments rationnels qu’aurait véhiculés Thalès proviennent de systèmes de savoirs plus anciens, notamment ceux de Kemet, où l’observation, le raisonnement symbolique et les mathématiques appliquées étaient cultivés dans des institutions comme les Per Ankh, et qui n’étaient pas accessibles à tous. Il est d’ailleurs significatif que, selon Diogène Laërce (1965), Thalès n’a laissé aucun écrit, ou peut-être un unique traité aujourd’hui perdu, ce qui rend difficile toute reconstruction directe de sa pensée. Il n’existe ainsi aucun texte de Thalès qui exposerait une méthode ou une logique déductive construite. Toutes les affirmations sur sa pensée viennent d’auteurs ultérieurs (notamment Aristote), qui reconstruisent un commencement à la philosophie grecque. Cette vision d’un Thalès fondateur de la rationalité s’inscrit dans ce que James (1954) identifie comme une réécriture historique ayant pour effet d’attribuer à la Grèce l’origine exclusive de la philosophie et des sciences rationnelles, occultant ses racines africaines.

Il est hautement probable que les démonstrations hypothético-déductives ultérieurement attribuées à la tradition grecque dérivent, au moins en partie, des enseignements supérieurs transmis dans les Per Ankh. Ces corpus, transmis oralement ou conservés dans des archives aujourd’hui disparues, auraient été partiellement traduits en grec, puis perdus au fil des conquêtes, notamment sous l’hellénisation de Kemet initiée par Alexandre le Grand et poursuivie par les Ptolémées.

Le récit d’un Thalès fondateur de la rationalité constitue ainsi une construction historiographique postérieure, qui occulte les transmissions africaines fondamentales dans la genèse de ce que l’on nomme aujourd’hui la pensée occidentale.

5. Cosmologie, astronomie et prédictions : science, spiritualité et héritage nilotique

La tradition attribue à Thalès de Milet plusieurs observations et propositions majeures dans le champ de l’astronomie ancienne. Il aurait, selon Hérodote et d’autres auteurs classiques, prédit une éclipse solaire en 585 av. J.-C., événement souvent érigé en acte fondateur de la science prédictive occidentale. Thalès est également crédité de l’introduction en Grèce de la connaissance des solstices, des équinoxes et de certains cycles célestes. Toutefois, ces compétences astronomiques ne sauraient être considérées comme des découvertes autonomes. Elles doivent être replacées dans un horizon de transmission savante où l’Égypte antique, encore une fois, joue un rôle central.

Les prêtres de Kemet, initiés dans les grands centres comme Karnak ou Héliopolis, disposaient de savoirs astronomiques avancés. Leurs observations du ciel ne relevaient pas d’une simple contemplation religieuse, mais s’inscrivaient dans une rationalité symbolique et pratique. L’étoile Sothis (Sopdet/Sirius) servait de repère annuel pour prévoir la crue du Nil et structurer le calendrier civil. Les décans, divisions du ciel nocturne en groupes d’étoiles se levant à des moments fixes de la nuit, permettaient de mesurer le temps avec une précision remarquable. Comme l’a montré Clagett (1989), ces connaissances astronomiques n’étaient pas seulement empiriques, mais fondées sur des cycles rigoureux, observés, notés, transmis et intégrés dans des schémas cosmologiques cohérents.

Thalès, dans ce contexte, aurait été formé à des méthodes d’observation céleste déjà solidement établies. Proclus (1998), dans son Commentaire sur le premier livre des Éléments d’Euclide, affirme que Thalès rapporta d’Égypte des techniques de mesure des angles d’élévation des étoiles et d’interprétation des mouvements stellaires. Ces compétences lui auraient permis d’établir des principes élémentaires de géométrie céleste et de poser les premières bases d’une cartographie du ciel adaptée à l’univers ionien.

La prédiction de l’éclipse, souvent glorifiée dans les manuels, ne peut être comprise sans faire appel à des connaissances astronomiques préexistantes, fondées sur l’observation régulière des cycles lunaires et solaires. Ces savoirs étaient présents dans plusieurs traditions anciennes, notamment à Kemet (Égypte antique) et en Mésopotamie, où les calendriers rituels tenaient compte des anomalies célestes. Neugebauer (1957) souligne que, même en l’absence de modèles héliocentriques, les anciens Égyptiens disposaient d’instruments d’observation, de tables astronomiques, et de traditions orales suffisamment élaborées pour anticiper certains phénomènes célestes. Si Thalès a pu « prédire » une éclipse, c’est probablement grâce à un corpus de données empiriques et de techniques héritées d’enseignements antérieurs, notamment africains, qu’il aurait adaptés au contexte grec. Une telle prédiction relève donc moins d’une intuition individuelle que d’une transmission savante, issue de cultures aux savoirs astronomiques sophistiqués.

Les travaux de Cheikh Anta Diop ont profondément renouvelé l’approche de l’histoire des sciences en insistant sur l’antériorité des savoirs africains dans des domaines aussi variés que les mathématiques, l’astronomie ou la médecine (Diop, 1981). Dans « Civilisation ou Barbarie », il souligne que les anciens Égyptiens, loin de se limiter à des observations empiriques, possédaient des systèmes intellectuels complexes, articulés autour de cycles naturels intégrés aux pratiques religieuses, calendaires et agricoles. Cette conception holistique du cosmos leur permettait de repérer avec précision les rythmes célestes et de les intégrer à une cosmologie ordonnée.

Obenga (2009), dans « La Philosophie africaine de la période pharaonique », abonde en ce sens. Il montre que les Kémites avaient non seulement des notions mathématiques élaborées, mais aussi une pensée astronomique rigoureuse, inscrite dans une vision symbolique du monde. Les levers héliaques de Sirius (Sopdet), par exemple, servaient non seulement à ouvrir l’année civile, mais aussi à synchroniser les cycles lunaires et solaires, révélant une connaissance du mouvement des astres qui dépasse le simple empirisme.

Ainsi, l'idée selon laquelle Thalès aurait pu prédire une éclipse sans héritage préalable devient difficilement soutenable. Comme le montre James (2014) dans Stolen Legacy, ce type d’attribution isolée participe d’une entreprise historiographique plus vaste : celle qui consiste à effacer les origines africaines des sciences anciennes en les reconfigurant dans un récit exclusivement européen.

Par ailleurs, la célèbre affirmation de Thalès selon laquelle « tout vient de l’eau », rapportée par Aristote (2000) dans la Métaphysique est souvent interprétée comme la première tentative de penser un principe unificateur naturel (archè) à la place des dieux anthropomorphes. Toutefois, cette idée n’est pas sans analogie avec les cosmologies africaines anciennes, notamment la symbolique du Noun, l’océan primordial dans la cosmogonie kémite, d’où procède la création du monde. Cette convergence suggère non une copie, mais une imprégnation conceptuelle, issue d’une formation dans un environnement où science, nature et spiritualité étaient profondément intégrés.

Ainsi, loin d’être un pionnier isolé, Thalès apparaît comme un vecteur de transmission d’un savoir astronomique, cosmologique et métaphysique venu de Kemet, adapté à la langue et aux structures mentales naissantes de la Grèce archaïque. Loin de dissocier science et tradition, son œuvre porte encore les traces d’une sagesse africaine ancienne, rationnelle et symbolique tout à la fois.

6. Discussion

La relecture de la figure de Thalès à la lumière des traditions savantes de Kemet invite à une révision des fondements de l’histoire des sciences. Loin de constituer une rupture isolée, la pensée de Thalès s’inscrit dans un processus de traduction, d’appropriation et de reformulation d’un héritage africain ancien. Ce constat ne vise pas à nier les spécificités de la rationalité grecque, mais à en restaurer les dettes intellectuelles, longtemps occultées par une historiographie eurocentrée.

Les thèses de Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga et George G.M. James montrent que le silence sur les apports africains à la genèse de la science n’est pas une lacune fortuite, mais un effet idéologique d’une construction du récit occidental moderne (Diop, 1981 ; Obenga, 2009 ; Omotunde, 2009 ; James, 2014). Ce récit a systématiquement minoré, voire effacé, les trajectoires intellectuelles venant de l’Afrique ancienne, en particulier celles de la vallée du Nil.

En restituant à Kemet sa place dans la cartographie des savoirs antiques, on engage une réflexion épistémologique plus large : qu’est-ce qu’une science ? Quelle est sa généalogie réelle ? Qui en fixe les critères et les seuils de légitimité ? Ces questions invitent à dépasser les clivages artificiels entre science, spiritualité et cosmologie, pour reconnaître la richesse des formes de rationalité plurielle.

Dès lors, repenser Thalès non comme un fondateur solitaire, mais comme un passeur entre l’Afrique et la Grèce, ouvre la voie à une justice cognitive. Elle invite à intégrer les savoirs africains dans les programmes éducatifs, à revaloriser les corpus anciens, et à décoloniser les imaginaires scientifiques.

La relecture critique de la figure de Thalès de Milet à la lumière des savoirs africains anciens invite à une réévaluation en profondeur de la manière dont l’histoire des sciences a été pensée, transmise et enseignée depuis plusieurs siècles. Si Thalès est traditionnellement présenté comme le point d’origine de la rationalité scientifique occidentale, cette représentation masque des dynamiques de transmission interculturelle, notamment en provenance de Kemet (Égypte antique), qui furent fondamentales dans l’élaboration des premiers corpus mathématiques, astronomiques et cosmologiques en Grèce archaïque sans occulter que cette Grèce antique devenue scientifique avait sa capitale scientifique et culturelle à Alexandrie, l’ancienne ville de Rhakôtis (Ra-Qedet) à Kemet.

La thèse d’un fondateur grec autonome n’est pas le produit d’une ignorance fortuite, mais d’une construction historiographique remontant à l’Antiquité elle-même, puis consolidée à la Renaissance et dans les Lumières européennes. En reconstruisant une généalogie exclusivement grecque de la raison, la pensée occidentale s’est dotée d’un récit mythifié de ses propres origines, dans lequel la Grèce devient le berceau unique du logos, tandis que l’Égypte est reléguée au rang de civilisation religieuse, magique ou « orientale ».

Ce schéma a été largement déconstruit au XXe siècle par des penseurs comme Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, George G.M. James ou encore Martin Bernal (Black Athena), qui ont montré que la Grèce antique elle-même reconnaissait ses dettes envers Kemet, notamment dans les écrits d’Hérodote, Platon ou Isocrate (Diop, 1981 ; Obenga, 2009 ; James, 2014). Ces chercheurs ont mis en lumière la manière dont la colonisation des savoirs a accompagné la colonisation des peuples, et comment les structures de la modernité ont systématiquement effacé, minimisé ou folklorisé les savoirs non européens.

Dès lors, considérer Thalès comme un passeur plutôt qu’un fondateur, c’est refuser une vision linéaire et isolée de l’histoire des idées, au profit d’une perspective transversale et polycentrique, dans laquelle les savoirs circulent, se transforment, s’adaptent à de nouveaux contextes sans perdre leur profondeur historique. Thalès, dans cette optique, n’a pas inventé la science : il en a reformulé les fondements dans une langue et un cadre mental grecs, à partir d’enseignements reçus dans les temples de Kemet, probablement à Héliopolis ou à Memphis.

Cette reconnaissance n’implique pas une relativisation des savoirs grecs, mais une reconsidération radicale de leur genèse : elle invite à admettre que l’originalité grecque ne réside pas tant dans l’invention des concepts que dans la traduction et la reformulation d’un patrimoine scientifique plus ancien, hérité notamment de Kemet. Ce que l’Europe présente comme des innovations formelles, telles que la démonstration géométrique, peut être interprété comme la mise en forme grecque de procédés, de raisonnements et d’objets mathématiques déjà constitués dans la tradition kémite. Les techniques de mesure, les principes de proportionnalité, les pratiques de l’arpentage, de l’architecture sacrée ou de la division des surfaces reposaient à Kemet sur une structure rationnelle implicite, transmise dans un cadre sacerdotal rigoureux. Ce corpus, loin d’être empirique ou pré-logique, constituait un système cohérent, que les Grecs auraient reçu, adapté à leur langue et à leur cadre mental.

Il est illusoire de prétendre que les prêtres de Kemet se limitaient à une routine empirique. La complexité des formules mathématiques attestées dans les papyrus, leur cohérence interne, et leur capacité à traiter des volumes, des surfaces, des proportions précises, témoignent d’un niveau élevé d’abstraction et de raisonnement inductif, même si ces derniers ne sont pas exprimés selon les canons grecs de la démonstration. Ces mathématiques s’inscrivaient dans une vision symbolique, opératoire et cosmique du monde, où la pensée était à la fois rationnelle, rituelle et intégrée à l’ordre de Maât. L’erreur est de confondre l’absence de formalisme avec l’absence de théorisation.

Il convient également de postuler que la méthode hypothético-déductive, ou formalisme souvent présentée comme une invention grecque, aurait pu exister sous une forme propre à la tradition kémite, mais non encore documentée dans les corpus papyrologiques conservés. L’absence actuelle de démonstrations au sens euclidien dans les papyrus connus ne doit pas conduire à nier l’existence possible d’un tel raisonnement. Il est hautement probable que des formes de déduction exprimées oralement, codifiées rituellement, ou intégrées dans des corpus symboliques aient été enseignées dans les Per Ankh ou les cercles sacerdotaux, puis adaptées au langage conceptuel grec par ceux qui, comme Thalès ou Pythagore, reçurent leur formation à Kemet. Ce que les Grecs ont introduit comme « nouveauté méthodologique » pourrait ainsi être compris non comme une création, mais comme une traduction structurée d’un mode de pensée plus ancien, hérité de l’Afrique nilotique. La démonstration grecque ne serait alors que la forme visible d’un savoir profond, déjà rationalisé ailleurs, mais exprimé selon d’autres modalités.

Il est historiquement infondé de supposer que les méthodes kémites seraient restées figées depuis le papyrus Rhind (XVIIe siècle avant l’ère chrétienne) et le papyrus de Moscou : la rationalité de Kemet a très probablement évolué au fil des siècles, et le formalisme dit grec peut être compris comme une traduction en grec de nombreux papyrus de mathématique de Kemet du XVIIe siècle au IVe siècle avant l’ère chrétienne disparus à jamais sous l’hellénisation. Le formalisme dit grec ne doit donc pas être confondu avec l’origine de la rationalité : il en est une traduction historique, parmi d’autres, issue d’une matrice africaine profondément structurée.

Sur le plan épistémologique, cette remise en question oblige à repenser ce que nous appelons « science ». Trop souvent, la science a été définie à partir des critères nés dans l’Europe moderne (hypothèse, expérimentation, objectivité, mathématisation), ignorant qu’il existait des formes de rationalité opératoire, de régularité cosmique, et de systèmes intellectuels complexes dans d’autres civilisations, exprimés dans des cadres différents parfois religieux, parfois symboliques, mais non moins rigoureux.

En intégrant Kemet dans l’histoire de la pensée scientifique, il devient possible d’adopter une vision plurielle de la rationalité, dans laquelle la science n’est plus l’apanage d’un seul continent ou d’une seule tradition, mais le résultat de dialogues, d’emprunts, de reformulations, et de continuités parfois invisibilisées.

Cette réflexion a également des conséquences éducatives et politiques majeures. Elle interpelle les manuels scolaires, les curricula universitaires, les musées et les politiques de mémoire. Pourquoi l’Afrique est-elle si peu représentée dans les récits fondateurs de la science ? Pourquoi les figures grecques sont-elles sacralisées, tandis que les prêtres-scribes, les sages astronomes ou les architectes de Kemet comme Imhotep, Ptahotep et autres, sont absents des histoires générales de la pensée ? Répondre à ces questions, c’est faire œuvre de justice cognitive, selon le terme de Sousa Santos (2014), et restaurer les droits épistémiques des peuples dont les savoirs ont été systématiquement disqualifiés.

Enfin, cette discussion résonne avec les luttes contemporaines pour la décolonisation des savoirs, dans les universités africaines, afro-diasporiques, mais aussi dans les mouvements sociaux qui revendiquent une réappropriation des héritages scientifiques ancestraux. Elle invite à dépasser les oppositions binaires entre tradition et science, mythe et raison, Afrique et Occident, pour penser une histoire longue, entremêlée, profondément humaine et universelle de la quête de connaissance. Mais cette réhabilitation ne concerne pas uniquement les populations africaines : elle engage également les sociétés européennes. Enseigner aux enfants d’Europe et d’Occident des vérités historiques sur l’origine plurielle des sciences, les contributions de Kemet, et la richesse des civilisations africaines anciennes, c’est leur permettre de grandir dans une conscience élargie de l’humanité, affranchie des récits exclusifs ou idéologisés. C’est une exigence de vérité, mais aussi une condition pour une éducation émancipatrice, ouverte, et réellement universelle.

7. Conclusion

L’histoire intellectuelle de Thalès de Milet ne peut être comprise à partir d’un récit isolé, déconnecté de son contexte culturel et historique. À la lumière des sources antiques et des travaux contemporains en égyptologie, en histoire des sciences et en épistémologie critique, il apparaît que Thalès s’inscrit dans une chaîne de transmission intercontinentale, où Kemet (Égypte antique) a joué un rôle formateur central. Ce n’est pas à la Grèce qu’il faut attribuer l’émergence de la rationalité scientifique, mais à un espace méditerranéen fluide, traversé de savoirs venus d’Afrique.

Les apports de l’Égypte ancienne en géométrie, algèbre, en astronomie, en cosmologie et en pensée symbolique transmis à Thalès et à d’autres penseurs présocratiques ont été longtemps minimisés dans les grands récits de la modernité. Pourtant, les preuves internes (Papyrus Rhind, Papyrus de Moscou, temples orientés selon les astres, observations cycliques des crues et des cieux) comme les sources grecques (Hérodote, Proclus, Diogène Laërce) convergent pour restituer à Kemet sa place dans l’histoire mondiale des sciences.

Il ne s’agit pas de renverser une hiérarchie, mais de restaurer la pluralité des sources de la pensée humaine. Thalès doit être vu non comme le créateur solitaire d’une méthode, mais comme un maillon actif d’une tradition savante, capable de capter, de comprendre et de transmettre les enseignements reçus. Il incarne une figure d’intellectuel interculturel, à la fois disciple et héritier d’une sagesse ancienne qu’il traduit dans une langue nouvelle, le grec ancien.

Réhabiliter ces filiations, c’est non seulement rendre justice à l’Afrique antique, mais aussi questionner les fondements eurocentriques de notre manière de raconter l’histoire. Cette démarche s’inscrit dans une logique de justice cognitive : elle propose une réécriture du passé non par ressentiment, mais par exigence de vérité. L’histoire des sciences devient alors un champ de dialogue entre civilisations, où chaque transmission, chaque recomposition, chaque invention participe d’un patrimoine commun de l’humanité.

8. Références Bibliographiques

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Bernal, M. (1987). Black Athena: The Afroasiatic roots of classical civilization. Volume I: The fabrication of Ancient Greece, 1785–1985. New Brunswick, NJ : Rutgers University Press.

Clagett, M. (1989). Ancient Egyptian Science, Volume I: Knowledge and Order. Philadelphia: American Philosophical Society.

de Sousa Santos, B. (2014). Epistemologies of the South: Justice Against Epistemicide, Routledge.

Diogène Laërce. (1965). Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre I (trad. R. Goulet). Paris : GF Flammarion.

Diop, C. A. (1981). Civilisation ou barbarie : Anthropologie sans complaisance. Présence Africaine.

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