Du capitalisme au technoféodalisme : une nouvelle ère de servitude numérique ?

Analyse critique de l’ouvrage Technofeudalism de Yánis Varoufákis



Auteur : Dr. Claude Ahouangninou, Maître de Recherche, IIRDD/Canada
Claude.ahouangninou@iirdd.ca / cahoun83@yahoo.fr



Résumé
Cet article examine la thèse développée par Yánis Varoufákis dans Technofeudalism: What Killed Capitalism (Varoufákis, 2023), selon laquelle le capitalisme aurait été supplanté par un nouveau régime techno-économique fondé sur la captation algorithmique de la valeur et la rente de plateforme. En mobilisant une approche d’économie politique critique, nous analysons les fondements théoriques du technoféodalisme, en les confrontant à d’autres lectures (capitalisme de plateforme, capitalisme de surveillance), et en évaluant la portée normative et politique de cette proposition.
Mots clés : technoféodalisme, capitalisme, plateforme, régime technico-économique, critique


Abstract
This article examines the thesis developed by Yanis Varoufakis in Technofeudalism: What Killed Capitalism (Varoufakis, 2023), which argues that capitalism has been supplanted by a new techno-economic regime based on algorithmic value capture and platform rent. Drawing on a critical political economy approach, we analyze the theoretical foundations of technofeudalism, confront them with alternative frameworks (platform capitalism, surveillance capitalism), and assess the normative and political implications of this proposition.
Keywords: technofeudalism, capitalism, platform, techno-economic regime, critique



  1. Introduction

La montée en puissance des plateformes numériques au XXIe siècle constitue un tournant dans l’histoire du capitalisme. Alors que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) concentrent un pouvoir économique, informationnel et politique sans précédent, certains analystes appellent à repenser les catégories classiques du capitalisme industriel et marchand. Dans cette lignée, Yánis Varoufákis avance dans son ouvrage Technofeudalism (Varoufákis, 2023) une thèse forte : le capitalisme est mort, remplacé par un système de type féodal où la propriété des infrastructures numériques, l’appropriation des données et l’usage d’algorithmes de contrôle configurent une nouvelle architecture de la domination économique.


Cette hypothèse interpelle : s’agit-il réellement d’un changement de régime économique ou d’une évolution radicale du capitalisme ? Cet court article propose une lecture critique du technoféodalisme à partir d’une mise en perspective théorique et d’un examen des propositions politiques formulées par l’auteur.


2. Le cadre théorique du technoféodalisme

2.1 La mort du capitalisme de marché


Pour Varoufákis, le capitalisme classique reposait sur des marchés relativement concurrentiels, une généralisation de la relation salariale, et une dynamique d’accumulation structurée par la production et l’échange marchand. Ce modèle aurait été profondément subverti par l’essor du capitalisme numérique, dans lequel la valeur n’est plus principalement extraite par le travail salarié, mais par la captation automatisée de données comportementales issues d’activités non rémunérées des utilisateurs (Varoufákis, 2023). Dans ce nouveau régime, les plateformes numériques ne se contentent plus de participer au marché : elles en prennent le contrôle en tant qu’infrastructures de coordination privatisée, imposant leurs propres règles de visibilité, d’échange et de valorisation. Ainsi, selon Varoufákis, les plateformes remplacent la médiation marchande par une souveraineté algorithmique, fondée sur la clôture, la dépendance et la rente.


2.2 Le seigneur numérique, la terre de données, et les serfs-usagers


La métaphore féodale proposée par Varoufákis (2023) repose sur une analogie structurée entre les rapports sociaux numériques contemporains et l’ordre seigneurial médiéval. Dans ce schéma, les plateformes numériques tiennent le rôle de nouveaux seigneurs, exerçant un pouvoir privatif sur un territoire informationnel qu’elles contrôlent. Les données personnelles et comportementales constituent l’équivalent fonctionnel des terres agricoles : elles sont le support principal de création de valeur, bien que produites gratuitement par les usagers. Ces derniers sont dès lors assimilés à des serfs numériques, soumis à un pouvoir algorithmique unilatéral, sans contrat explicite, sans rémunération directe, et sans recours possible à une médiation marchande ou démocratique. L’accès à la plateforme, les conditions de participation, de monétisation ou de visibilité sont entièrement déterminés par l’infrastructure algorithmique, dans une logique de clôture et de souveraineté numérique privée, qui constitue le cœur du modèle technoféodal selon Varoufákis.


2.3 Une déterritorialisation du pouvoir économique


Le modèle technoféodal se caractérise par une désarticulation croissante entre pouvoir économique globalisé et encadrement juridique territorialisé. Le développement du capitalisme de plateforme repose sur l’exploitation stratégique de zones grises juridiques, dans lesquelles les grandes entreprises technologiques bénéficient de l’absence ou de l’obsolescence des régulations fiscales, sociales ou commerciales (Srnicek, 2016). À cet égard, la métaphore féodale permet de penser la fragmentation contemporaine de la souveraineté, à travers des formes de pouvoir algorithmique et économique exercées en dehors du cadre institutionnel démocratique.


3. Analyse critique de la thèse3.1 Une métaphore stimulante mais contestable


Si la métaphore féodale proposée par Varoufákis est politiquement puissante, elle demeure analytiquement problématique. Le régime numérique actuel conserve en effet plusieurs traits fondamentaux du capitalisme : propriété privée des infrastructures, logique d’accumulation, et ancrage dans des circuits de valorisation financière. En ce sens, les cadres conceptuels proposés par le capitalisme de surveillance (Zuboff, 2019) et le capitalisme de plateforme (Srnicek, 2016) offrent des lectures plus nuancées, qui permettent de penser la transformation des rapports de production sans postuler une rupture historique totale.


3.2 De Marx à la donnée comme force productive


Varoufákis prolonge la lecture marxiste de la valeur en insistant sur la donnée comme nouvelle force productive au sein de l’économie numérique. Cependant, cette lecture tend à minimiser la persistance du travail exploité dans les chaînes logistiques numériques contemporaines : livreurs précaires, modérateurs de contenu invisibles, « click workers » sous-payés. Ces formes de travail fragmenté, externalisé ou algorithmisé témoignent d’une stratification interne au capitalisme numérique que la métaphore féodale tend à occulter (Fuchs, 2020). Une approche matérialiste du numérique suppose ainsi de ne pas dissocier captation de données et exploitation du travail.


3.3 Le gouvernement par l’algorithme


L’élément le plus convaincant de la thèse de Varoufákis réside sans doute dans sa critique du pouvoir algorithmique. Les plateformes numériques déterminent aujourd’hui la visibilité, les interactions, la réputation ou l’accès aux ressources à travers des systèmes opaques, privatisés et dépolitisés, qui échappent aux logiques de régulation démocratique ou marchande. Cette configuration instaure une forme de gouvernance algorithmique privée, où l’algorithme tend à remplacer le prix comme mécanisme de coordination et d’allocation, marquant une rupture avec les principes fondateurs du capitalisme classique (Morozov, 2013).


4. Portée politique et propositions normatives


Bien que Technofeudalism (2023) soit principalement un diagnostic critique, Varoufákis a formulé ailleurs plusieurs propositions transformatrices : création d’un cloud public européen, dividende numérique universel, gouvernance démocratique des algorithmes, et propriété commune des plateformes (Varoufákis, 2020). Ces idées rejoignent les travaux sur les communs numériques (Hardt et Negri, 2000) et la justice des données (Taylor, 2017), ouvrant la voie à une économie politique de la souveraineté numérique.

5. Conclusion


En proposant la notion de technoféodalisme, Yánis Varoufákis engage une critique radicale du pouvoir numérique contemporain. Si la thèse mérite débat, elle éclaire les transformations profondes du capitalisme à l’ère de la donnée et des algorithmes. Ce cadre ouvre des perspectives théoriques fécondes et souligne l’urgence d’un débat démocratique sur la réappropriation des infrastructures numériques.


Références

Hardt, M., Negri, A. (2000). Empire. Harvard University Press.
Fuchs, C. (2020). Social Media: A Critical Introduction (2nd ed.). London: Sage Publications, 386p.
Morozov, E. (2013). To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism. PublicAffairs, 432p.
Morozov, E., Bria, F. (2018). Rethinking the Smart City: Democratizing Urban Technology. Rosa Luxemburg-Stiftung, 56p.
Srnicek, N. (2016). Platform Capitalism. Cambridge: Polity Press, 92p.
Taylor, L. (2017). What is data justice? Big Data & Society, 4(2), 1–14. https://doi.org/10.1177/2053951717736335

Varoufakis, Y. (2020). Another Now: Dispatches from an Alternative Present. London: Vintage Books.
Varoufákis, Y. (2023). Technofeudalism: What Killed Capitalism. The Bodley Head.
Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. New York: PublicAffairs.